Cher Theus,
Tu le sais, j'adore les défis. Pas les petits défis, ni les grands, tous les défis. C'est un peu casse-cou, comme attitude. Si je sens le danger affleurer, si je vois la mission impossible, j'y vais, je fonce. J'aime dompter les tigres, franchir les fleuves impétueux, traverser les glaciers aux crevasses béantes. Braver les ouragans. Pourvu qu'il y ait un peu de douceur au bout de l'aventure.
Parfois ça me fatigue.
Mon cœur est las aujourd'hui, j'avais prévu de me transformer, d'être un sillon du vinyle que tu écoutes en boucle en ce moment, un grand cercle noir sur noir, mais je n'en ai pas eu la force. Ces mutations sont merveilleuses, toutefois elles requièrent une concentration intense.
J'ai trop de choses en tête. Tu crois que je me disperse de nouveau?
J'aimerais dormir de longues heures blottie contre toi. Retrouver le délice réparateur de ta peau contre la mienne. Tes ronflements d'ourson et tes mains qui me cherchent dans le lit. Paume contre paume, joue contre sein, joue contre ventre, bouche contre épaule. Toutes ces positions de la nuit explorées dans un demi-sommeil. Pas un son, juste le froissement des draps sous nos corps, se rapprocher, se repousser. Je te veux, je ne te veux pas, je te veux. Ouvrir les yeux à l'aube et te découvrir penché sur moi, à m'observer. Sentir ton souffle, ton odeur. Ta jambe qui pèse sur mes hanches, m'immobilise.
Oublier nos tracas, nos chagrins, nos ratés, nos idéaux de vie même. Oublier l'article sur le Président Zelensky et son passé d'acteur – comment un humoriste peut-il devenir ce chef militaire calme et éclairé, avec l'avenir de son pays suspendu à ses décisions ? Oublier les listes de courses, les agendas chargés. Sentir ton corps s'alourdir et ta respiration ralentir, se faire plus profonde, tu replonges dans les limbes du sommeil. Oh, quelques heures à peine. Ensuite au petit jour, juste avant que le réveil sonne, il y aura ce désir animal contre lequel rien ne nous protège. Quand ton regard devient fixe puis s'embue, parti dans des paysages désertiques et lointains. La tendresse au bord de la sauvagerie.
La neige tombe doucement, ondée blanche qui saupoudre le ciel, et à mon corps défendant, en t'écrivant, je me transforme. Je suis le tigre du zoo, celui où tu as emmené tes neveux. Je suis un tigre des neiges. Je ne vois pas ce que je fais captive en Espagne, je rêve des grandes plaines de Sibérie.
Tends la main à travers le grillage, s'il te plaît, n'aie pas peur. N'aie pas peur. Je suis ta tigresse blanche. Féroce mais calme. Pose ta paume sur ma tête, ébouriffe le poil entre mes oreilles. Ouvre ma gueule du bout des doigts. Je te ferai un baiser chaud et spongieux, de mon épaisse langue de fauve.
Nous sommes deux tigres doux. Toutes ces lettres, tous ces mots entre nous. Rendormons-nous, les flocons se déposent sur nos pelages. Je n'ai pas froid, et toi?
Ada, ta tigresse blanche
Mais que j'aime te lire ! Tu donnes tellement de toi-même dans ces lettres à ton double ... Un jour, j'espère, tu les compileras et tu les publieras. Enfin, le premier tome pour commencer, car il y en aura d'autres. Forcément.